L’université recèle d’un ensemble d’outils qui adressent un problème fondamental de la recherche scientifique : le manque de connaissance précise sur les anticorps utilisés dans les expériences. Un échange avec Pierre Cosson, professeur du Département de physiologie cellulaire et métabolisme et créateur de ce projet, en dévoile les éléments individuels ainsi que leur plus-value pour la recherche.
De quel besoin est né votre projet ?
D’un fait banal et pourtant assez stupéfiant : les anticorps (AC) sont un des seuls réactifs utilisés en recherche dont, la plupart du temps, on ne sait pas « ce que c’est » !? En tant que scientifique, j’étais extrêmement frustré d’introduire dans mes expériences un paramètre aussi aléatoire (NDLR, le laboratoire du Pr Cosson étudie comment nos cellules immunitaires mangent et tuent les bactéries.)
Pouvez-vous illustrer concrètement cette problématique ?
Oui ! Imaginons l’échange suivant entre deux chercheurs :
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Au fait, j’ai mis du sel dans ma solution.
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Ah. Tu veux dire du sodium (NaCl) ? Ou du potassium (KCl) ?
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Oh, je ne sais pas trop. C’était juste marqué « sel » sur la boîte…
Improbable, non ? Mais pour la recherche qui utilise des anticorps, ce scénario se reproduit en boucle ; « J’ai-utilisé-un-anticorps…», dit-on, sans connaitre son identité exacte ni ses caractéristiques détaillées. On peut – et on se doit de – faire beaucoup mieux !
Pourquoi ce besoin absolu de savoir exactement quel anticorps on utilise ?
Parce que c’est la seule façon de faire des expériences dans des conditions contrôlées, et d’obtenir des résultats reproductibles. Si je souhaite poursuivre le travail de mes collègues qui ont employé, disons, un AC contre l’insuline, il faut évidemment que j’utilise le même anticorps. Mais les anticorps traditionnels produits chez des animaux sont disponibles en quantité limitée. Au bout de quelques années, le lot d’anticorps est épuisé. Le nouveau lot d’anticorps, produit chez un autre animal, peut être complètement différent. Nombreux sont les scientifiques qui connaissent la frustration de l’expérience qui « marchait » parfaitement jusqu’au jour où elle ne « marche » plus.
Ce n’est pas un simple problème théorique. De nombreuses études ont montré que plus de la moitié des anticorps commerciaux ne reconnaissent pas leur cible. Ils ne marchent pas. Le problème disparait entièrement dès que vous avez la possibilité de faire usage d’un anticorps qui est référencé, dont la séquence est connue et que l’on peut produire à l’identique et à l’infini.
Et quel est votre objectif ?
D’offrir à la communauté HUG / UNIGE, à travers un ensemble d’outils et services, la possibilité de basculer de l’utilisation des anticorps conventionnels dits polyclonaux, produits avec des animaux, aux anticorps recombinants (ACR) : des anticorps dont on connait la séquence exacte, et les seuls qui permettent des expériences reproductibles.
Une telle solution n’existe-t-elle pas déjà ?
Les ACR ont été conçus d’abord comme des molécules thérapeutiques : les anticorps injectés aux patients sont toujours des ACR. En revanche on observe un grand vide du côté de la recherche. Il y a cinq ans, il n’était même pas possible pour un ou une chercheuse de savoir s’il existait un ACR qu’il pourrait utiliser, encore moins de se le procurer simplement. Aujourd’hui encore, les ACR ont du mal à s’imposer dans les laboratoires de recherche.
Qu’avez-vous mis en place ?
Nous avons développé une boîte à outil complète pour permettre aux chercheurs de travailler avec des ACR. Elle est constituée de plusieurs éléments.
Premier élément : une base de données. Depuis 10 ans, nous scannons la littérature scientifique et les brevets. Chaque ACR dont la séquence est disponible reçoit un numéro de référence unique dans la base qui aujourd’hui répertorie 25'000 ACR. Non, 26'000 depuis la semaine dernière, le nombre augmente constamment. Cette base de données est publiquement accessible. Chaque chercheur peut vérifier simplement s’il existe un ACR qui lui serait utile.
Mais ce n’est pas tout. Parfois, il existe plusieurs ACR potentiellement utiles. Lequel choisir ? Et quelles sont les bonnes conditions pour l’utiliser ?
C’est à ce besoin de connaître les caractéristiques de chaque ACR que répond notre deuxième outil : le journal scientifique, Antibody Reports, publié par l’Université de Genève en OpenAccess. Ses articles décrivent pour chaque ACR comment, exactement, il a été utilisé, et quels résultats ont été obtenus. Répertorier les caractéristiques de chaque ACR est un travail colossal. Ce journal fournit à la communauté scientifique un outil pour partager les résultats obtenus dans différents laboratoires, et fédérer cette connaissance.
Si un ACR existe et qu’une publication décrit comment l’utiliser, il devient nécessaire pour les scientifiques intéressés de se le procurer. Notre troisième outil est donc un centre de production d’ACR capable de produire à la demande, à un coût très raisonnable. Nous y produisons typiquement les petites quantités d’ACR nécessaires pour le travail en laboratoire. Nous fournissons ces ACR aux laboratoires de l’hôpital, de l’université, et à d’autres centres de recherches à travers le monde.
Enfin, on est souvent confronté à la situation ou on aimerait disposer d’un ACR mais il n’en existe pas encore. Pour ce besoin, nous avons donc aussi créé un centre de développement de nouveaux anticorps. Tous les ACRs que nous développons à la demande sont référencés dans la base de données et ensuite mis à disposition de la communauté. Ce sont, en quelque sorte, des ACR open access.
Quelles sont les applications les plus courantes ?
Nous avons beaucoup de demandes de chercheurs fondamentaux qui utilisent des AC pour des expériences de biologie cellulaire et moléculaire, d’immunofluorescence, d’immunohistochimie. Nos collègues cliniciens utilisent des anticorps pour développer de nouveaux diagnostics, voire de nouveaux traitements. En fait, quand on découvre un nouvel anticorps, on ne sait souvent pas s’il deviendra principalement un outil de recherche, de diagnostic, ou un outil thérapeutique.
Qu’est-ce que le soutien de la Fondation privée a apporté ?
Pour la découverte de nouveaux ACR nous avions besoin d’une méga-banque, qui contient des milliards d’ACR différents. Le soutien de la Fondation nous a permis de fabriquer notre première banque d’ACR, basée sur la structure des anticorps des camélidés. Tous les anticorps découverts en utilisant cette banque appartiennent à l’université. Si ces anticorps se révèlent utiles pour la recherche, le diagnostic, ou même comme outils thérapeutiques, aucun brevet préexistant ne limitera leur utilisation.
Nous poursuivons ce projet en développant une nouvelle banque d’ACR, humains cette fois, car la recherche clinique est demandeuse d’ACR qui puissent être ultérieurement utilisés à des fins thérapeutiques, et les ACR humains sont les meilleurs outils dans ce domaine.
En savoir plus :
Projet: Du Made-in-Geneva pour nos chercheurs!